ASTROLABE : c’est évidemment pour elle que je m’apprête à détourner cet avion. Elle serait horrifiée à cette idée. Tant pis : il y a des femmes qu’il faut aimer malgré elles et des actes qu’il faut accomplir malgré soi.

Pour autant, il serait excessif d’affirmer que si mon histoire d’amour avait réussi, je ne serais pas ce high jacker du dimanche. D’abord parce que la réussite d’une histoire d’amour, je ne sais pas ce que c’est. Quand l’amour peut-il être considéré comme réussi ? Ensuite parce que, même en cas de succès amoureux indubitable, je ne garantis pas que je ne consacrerai pas ce dimanche à cette opération.

Lorsque Astrolabe apprendra ce que j’ai fait, elle me méprisera, me haïra, maudira le jour de notre rencontre, détruira mes lettres ou, pire, les apportera à la police ; j’ai la certitude qu’aucun homme n’aura occupé autant ses pensées. Ce n’est pas si mal.

 

 

J’ignore ce qu’est la réussite d’une histoire d’amour, mais je sais ceci : il n’y a pas d’échec amoureux. C’est une contradiction dans les termes. Éprouver l’amour est déjà un tel triomphe que l’on pourrait se demander pourquoi l’on veut davantage.

Sans que ce fût diagnostiqué comme anorexie, j’ai vécu à seize ans la disparition de l’appétit. En deux mois, j’ai perdu 20 kilos. Un garçon de 1,75 mètre pesant 40 kilos est un spectacle repoussant. Cela dura une demi-année et puis je recommençai à me nourrir. Ce phénomène eut ceci de curieux qu’il me révéla le miracle des facultés dont je fus privé : entre autres, cette fabuleuse capacité à cristalliser autour d’une personne.

À la faveur de ces six mois d’absolue frigidité, je ne risque pas d’oublier que la simple réalité du sentiment amoureux est une grâce, un état d’éveil absolu où toute autre réalité est abolie.

 

 

La commande m’attendait chez le libraire : j’emportai chez moi les livres d’Aliénor. Je les lus à m’en arracher les organes de la lecture qui, dans le cas de ces romans, étaient difficiles à identifier. Dévorer l’œuvre d’un auteur pour conquérir son escorte, ce n’était pas banal. Ensuite, j’écrivis à l’intention de Mademoiselle Malèze une épître telle qu’elle la partagerait obligatoirement avec sa protectrice. Je laissai mes coordonnées en bas de page et le prodige eut lieu : Astrolabe me téléphona.

— Quelle lettre ! dit-elle avec admiration.

— Ce n’est que l’expression de mon émerveillement.

— Aliénor m’a demandé de la lui lire à haute voix : elle voulait s’assurer que ses yeux ne l’avaient pas trompée.

— J’aimerais, pour le motif identique, que vous me lisiez ses livres à voix haute.

Je l’entendis sourire au bout du fil.

— EDF nous autorise-t-elle à vous inviter à prendre le thé chez nous sans que le chauffage y soit pour quelque chose ?

Je débarquai chez elles le samedi suivant à 17 heures. Boire du thé en compagnie de la dame de mes pensées et d’une romancière neuneu s’avéra une expérience complexe.

Il régnait dans l’appartement un froid à peine moins intense qu’auparavant.

— Vous ne vous servez pas de mon chauffage ? constatai-je.

— Dénoncez-nous à EDF. Je ne vous propose pas d’enlever votre manteau. Croyez-en notre expérience : mieux vaut garder la chaleur que vous avez accumulée.

J’offris une boîte de macarons Ladurée. Au moment de me servir le thé, Astrolabe me proposa de prendre un gâteau ; je sentis que c’était un ordre.

— C’est maintenant ou jamais, précisa-t-elle.

Je compris mieux quand le carton Ladurée arriva entre les mains d’Aliénor : après avoir grogné d’extase à plusieurs reprises, elle se mit à enfourner les macarons les uns après les autres. J’avais choisi un assortiment d’une vingtaine de pièces de saveurs différentes : à chaque goût nouveau, Aliénor barrissait, attrapait le bras d’Astrolabe pour attirer son attention et ouvrait grand la bouche afin de lui montrer la couleur du gâteau responsable d’une telle transe.

— J’aurais dû opter pour la boîte de trente, remarquai-je.

— Trente, quarante, elle mangerait tout de toute façon. N’est-ce pas, Aliénor ?

L’écrivain opina avec enthousiasme. Quand elle eut fini de manger, elle observa le carton vert jade avec admiration ; mes questions sur ses livres ne semblèrent pas l’atteindre.

— Aliénor ne répond pas quand on l’interroge sur son œuvre, dit Astrolabe. Elle ne comprend pas le principe de l’explication de texte.

— Elle a raison.

J’étais un peu gêné de parler d’elle à la troisième personne en sa présence ; aussi sa présence était relative. Elle ne nous écoutait pas.

— A-t-elle vraiment lu ma lettre ? demandai-je.

— Bien sûr. Ne soyez pas frustré, Aliénor entend les compliments. Un jour que je lui avais sorti tout un chapelet d’éloges sur un de ses paragraphes, elle a fermé les yeux. « C’est quoi, cette réaction ? » ai-je dit. « Je me blottis dans tes mots », a-t-elle répondu.

— C’est joli.

— Et puis moi, les compliments que l’on fait à Aliénor me remplissent de joie.

Cette phrase ne tomba pas dans l’oreille d’un sourd. Je lâchai une salve du dernier laudatif sur le style de la romancière. J’en rajoutais un peu, mais c’était pour la bonne cause. Astrolabe ne cachait pas le plaisir que je lui donnais : c’était un spectacle exquis.

Lorsque ma performance fut terminée, la dame de mes pensées applaudit :

— Vous êtes le meilleur louangeur que je connaisse. Aliénor est enchantée.

J’en doutais : le nez sur le motif Ladurée, la romancière consacrait son énergie à loucher.

— C’est parce que ça vient du fond du cœur, déclarai-je.

— Vous êtes un critique littéraire beaucoup plus doué que le bonhomme dont vous portez le nom.

— Vous m’en voyez rassuré, dis-je, étonné qu’elle ait retenu mes propos.

— Comment avez-vous atterri chez EDF ?

Ravi de sa curiosité à mon endroit, je me lançai dans la courte biographie du type passionné de philologie qui, pour autant, n’avait pas envie de devenir professeur. En 1996, EDF, alors au faîte de sa puissance, octroya un budget à la publication d’un recueil de nouvelles littéraires illustrant diverses utilisations inconnues de l’électricité. J’y fus embauché, à vingt-neuf ans, en tant que directeur de publication. Dans une maison d’édition, une telle place eût fait de moi un mandarin ; chez EDF, j’avais plutôt l’air d’une personne déplacée. Quand le budget ne fut plus reconduit, je demandai à ne pas être limogé. On me trouva alors ce fromage qui est encore mien à ce jour.

— C’est un beau métier, dit Astrolabe. Vous rencontrez des gens de toute sorte.

— J’ai plutôt affaire à des misères sans nom, à des étrangers qui croient que je veux les expulser, à des cas sociaux exhibant leur pauvreté comme pour me la reprocher, à des assistantes de romancières agacées de ma sollicitude.

Elle sourit. Aliénor réclama du thé. Elle se mit à en avaler tasse sur tasse ; je compris pourquoi Astrolabe avait prévu une théière aussi cyclopéenne.

— Aliénor ne fait pas les choses à moitié, commenta-t-elle. Quand elle boit du thé, c’est au finish.

Le résultat ne tarda pas. L’écrivain alla aux toilettes, en revint, y retourna, en revint, etc. C’était un cas intéressant de mouvement perpétuel. Chaque fois qu’elle disparaissait, j’en profitais pour poser quelques jalons :

— Je voudrais tellement vous revoir.

Ou :

— Vous me hantez.

Ou :

— Même avec trois parkas les unes sur les autres, vous êtes fine et gracieuse.

Ou carrément lui prendre la main.

Mais le retour précipité d’Aliénor ne laissait jamais à la jeune femme le temps de dépasser le stade de la gêne et de répondre.

J’aurais voulu suggérer à l’imparable romancière de s’installer aux chiottes pendant une heure : à quoi bon nous rejoindre si c’était pour y retourner aussi sec ? Je soupçonnais une part de perversité enfantine chez ce personnage.

— Vous ne parlez pas beaucoup, finis-je par dire à Astrolabe.

— Je ne sais que vous dire.

— Ça va, j’ai compris.

— Non, vous n’avez pas compris.

Je notai mon adresse sur un bout de papier : je savais qu’elle l’avait déjà, mais on n’est jamais trop prudent.

— Peut-être trouverez-vous la réponse par écrit, dis-je avant de partir.

Le Voyage d'hiver
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